Toilettes/openspace
Dans les toilettes hommes, au-dessus du lavabo, il n’y avait pas de miroir. Un jour je m’en suis aperçu. Pas le premier jour, pourquoi ? Non, un jour quelconque, un autre jour, un jour comme les autres jours. Pas le dernier jour non plus, un jour entre le premier et le dernier, un de ces nombreux jours là. Je me lavais les mains en regardant mousser le savon bleu liquide, je me perdais dans ce spectacle de rivière de montagne sur mes mains, l’eau disparaissant ensuite dans un bouillonnement noir que masquaient mes mains que je glissais l’une sur l’autre plutôt que je ne les frottais. Le bruit de l’écoulement de l’eau. L’eau qui venait toujours, sans jamais vouloir s’arrêter (sauf un jour peut-être très lointain, dans des ruines de ville qu’on n’ose pas imaginer, avec nous errant dans des rues sans lumière et sans eau, mangées des lichens). Je rinçai mes mains, puis baissai encore plus la tête pour la rapprocher de l’eau, je projetai l’eau, de mes mains, sur mon visage, c’était simplement rafraîchissant quand je m’attendais à la sensation de plonger en quelque lagon tropical.
Le visage ruisselant je me redressai pour regarder face à moi : moi, pour me voir moi, mon visage, plus exactement mes yeux, pour me regarder me voir, pour voir dans le noir des pupilles ce vide là, pour ne rien voir, au fond, et je vis le mur à la place du visage. Le mur nu, d’un crépi doux blanc cassé, en lieu et place de mon visage que je voulais noire pupille à dévisager, sans doute cassé aussi, plissé extérieurement par des doutes que j’ignorais et que j’aurais ainsi pu, à l’examen de mon reflet de peau, déceler. Mais rien que le mur en face de moi, comme j’en avais eu un, me dis-je alors, chaque jour avant ce jour, et comme j’en aurais un chaque jour après devant moi, et donc, aussi, derrière, partout autour.
Je tirai une serviette en papier du distributeur fixé au mur opposé et épongeai ce visage que je n’avais plus, ce mur sur mes épaules, ce morceau de pierre et de plâtre à trimbaler, pesant et friable, peut-être hérissé d’un câble électrique ou deux, antennes qui ne captaient rien, pierre sans yeux comme le sont toutes les pierres, à se prendre tous les autres murs qui traînent, fixés au sol et plafond ou sur d’autres épaules.
Cette pierre à trimbaler, lourde à faire tomber le corps en avant alors il faut lutter contre la pesanteur, avec des mouvements qui font une démarche nonchalante et lourde, tout ça dans les bureaux et puis dehors, dans le métro, partout, pierre qui finira un jour par s’user, un jour lointain, si ce n’est déjà fait, à force de sous-estimer les secondes, mangée des lichens.
joachim séné
quelle chance que joachim séné ait accepté mon invitation aux vases communicants et le mot lichen, déjà entré dans une écriture en cours / qu'il soit remercié
vous venez de lire son texte, toilettes/openspace, au semenoir tandis que pouvez lire le mien, lichen, chez lui : fragments chutes et conséquences
"Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis." pierre ménard, liminaire
ne pas écrire pour, mais chez l'autre
tous les textes, réunis par pierre ménard
je souhaite dire encore une fois un merci à pierre ménard qui, le premier, m'a invitée dans la ronde des vases, en juin 2010
pour connaître la liste de tous les participants cliquez chez brigetoun
allez j'vous l'dis, rature.net prestations informatiques pour la littérature en ligne, c'est lui aussi
Que cet adjectif "friable" est bien saisi. Il y a des mécanismes si surprenants, de délitement, d'effritement, la matière (vivante ou morte) a des manières si nombreuses et si variées de se défaire, de laisser éclater les liaisons atomiques que c'en est fascinant. Et cette fascination apparaît si bien ici. Pour la résistance de la matière quand elle cesse de résister.
Rédigé par : Isabelle Pariente-Butterlin | vendredi 03 fév 2012 à 16:26